J'ai rencontré Fabien au Cap Vert en pleine saison transatlantique. Nous étions voisins de ponton et j'apercevais alors, intrigué et admiratif, son minuscule voilier low-tech de 25 pieds, "La Baboune".
Plus d'un an après, arrive à mes oreilles l'expédition folle qu'il planifie : traverser le continent à la rame, des Andes jusqu'à l'Atlantique, sur une embarcation traditionnelle en totora. Il cherche des équipiers.
Je ne résiste pas à la tentation de cette belle aventure, laisse tomber mes rêves andins de cyclo-grimpe, et m'engage pour l'expédition ! Après deux semaines à pédaler dans l'aride nord argentin, j'échange mon vélo contre une liasse de dollars et un sac à dos.
En stop et en bus, je navigue entre l'Argentine, le Chili et la Bolivie, essayant tant bien que mal d'éviter les frontières fermées par la neige, et les blocages qui paralysent la Bolivie en cette période électorale.
Le 19 juin 2025, j'arrive enfin à Huatajata, à 3840 m, sur le lac Titicaca. Fabien y fabrique depuis 50 jours les deux coques du bateau. Plein de copains se sont relayés pour venir l'aider, en mode chantier participatif.
Pendant que je faisais chemin depuis le sud, Erwan (a.k.a Santiago) filait à toute vitesse depuis le Panama, en stop et en bus, parfois accompagné de migrants vénézuéliens. Ce Breton de 26 ans, capitaine de voilier (il le laisse au chaud sur une petite île du Panama, pour un temps), arrive en même temps que moi. L'équipage est au complet et on se met immédiatement au travail : nous devons mettre le bateau à l'eau le lendemain, pour le nouvel an aymara – une grosse fête est prévue !
Nouvel an aymara : mise à l'eau 🛶
On travaille ce magnifique matériau qu'est la totora, et observons avec émerveillement le coup de main sûr des artisans Aymaras, venus en nombre pour le sprint final. Les deux coques prennent très vite leur forme finale et on improvise un semblant de bateau pour la mise à l'eau.
En même temps, toute la logistique pour la fête de la mise à l'eau s'engage : Fabien engage un groupe de musiciens locaux, et on cuisine pour 40 personnes. La fête est belle.
Enfin, après l'avoir baptisé avec 3 l de bière, Pipilintu est mis à l'eau. Il est beau, rayonnant. Plus important : il flotte, vole presque ! On exulte, et sautons en célébration dans l'eau glacée du Titicaca. La journée se termine autour d'un feu de joie, épuisés par les danses avec les cholitas, mais le sourire aux lèvres.
Chantier et vie d'équipage à Huatajata 🪚
Passée l’euphorie de la fête, nous rentrons dans la dernière étape, qui consiste à faire de ces deux coques en totora un bateau fonctionnel, paré à l'aventure.
Notre vie s'organise alors entre trois lieux :
- le chantier à Huatajata, au bord du lac Titicaca, où nous avançons pas à pas ;
- l'hôtel, centre de réflexion, repos et cuisine ;
- La Paz, où nous achetons nos matériaux et outils.
Un jour, nous recevons au chantier Thomas, un frenchie qui entend parler de ce bizarre chantier participatif pour construire un bateau en roseau. On s'entend super bien, et il m'impressionne par ses skills de raboteur : on dirait que le garçon a fait ça toute sa vie ! Il nous livre en une après-midi un safran de haute facture. Il repart le soir même travailler dans les meilleurs restaurants gastronomiques de La Paz, mais quelque chose me dit qu'on le reverra, ce bougre !
Sous l'alternance du soleil brûlant et des nuits glaciales de l'Altiplano, nous penchons sur les solutions techniques, en nous basant sur les dessins esquissés par Fabien. Mât, safran, poste de rame, voile... les idées rebondissent et le bateau prend forme.
Nos outils sont rares, et chaque emprunt de perceuse, scie ou rabot se fait dans la gêne et la douleur. Depuis que le chantier est terminé, nos relations avec la famille de constructeurs se sont dégradées. Nous les retrouvons souvent ivres morts très tôt le matin, et nous sommes tristes de ne pas recevoir l'aide et l'énergie de la part de ceux qu'on essaie de représenter avec ce projet...
Quand nous ne sommes pas au chantier, on peut nous trouver à l'hôtel Alaxpacha, à 500 m, où nous accueille la merveilleuse famille Choque. On voyage tous les trois depuis plus de 18 mois, et je crois que c'est pour tous la première fois qu'on peut s'offrir un tel confort : à 3,5 € par nuit, on a chacun une grande chambre avec un lit double, et une salle de bain privée.
C'est aussi ici que commence véritablement la vie d'équipage : on y cuisine chacun notre tour les repas, partageons des soirées à refaire le monde sur le toit de l'hôtel, emmitouflés dans nos doudounes, à regarder les étoiles se refléter sur le lac Titicaca.
La Paz, El Alto : restos et marché labyrinthe 💸
Une fois par semaine, nous abandonnons les rives du lac Titicaca pour faire des achats à El Alto. Dans cette ville située sur les hauteurs de La Paz, nous passons toujours à la feria del Alto, un enooooorme marché qui nous laisse un souvenir contrasté :
- d'un côté, c'est génial : on y trouve de tout, pour pas cher, et on s'amuse beaucoup à faire coudre/souder/assembler des idées farfelues qu'on a imaginées ;
- de l'autre, c'est terrible : on s'y perd tellement c'est grand, et on peut passer une demi-journée à chercher un objet précis. L'ambiance n'est pas folle et je me suis pris plusieurs fois des coups de poing ou de bâton assénés par des mamies pas réjouies par mon passage sur leur stand. Santi, particulièrement, a beaucoup de difficultés à communiquer paisiblement avec les vendeurs, ce qui m'amuse beaucoup.
Habituellement, lorsqu'on en a fini avec nos petits achats, on descend en téléphérique jusqu'à La Paz. On loge chez Eddie, un pote expatrié de Fabien qui nous prête son appartement. Entre les différentes tâches administratives et logistiques, on profite de notre pouvoir d'achat incroyable pour aller tester tous les restos gringo de la ville.
Les jours passent et les semaines se ressemblent : chantier-hôtel, chantier-hôtel, marché del Alto, restos à La Paz, retour au chantier ! On tourne en boucle, mais le bateau avance !
Le 6 juillet, on remet le bateau à l'eau. Quelle fierté d'avoir un bateau avec lequel on peut naviguer. La voile nous porte bien, et on arrive à envoyer quelques maladroits coups de rame. On fait une pause au milieu du lac Titicaca pour prendre quelques clichés du Pipilintu, et se préparer un pique-nique qu'on déguste les pieds dans l'eau, en s'imaginant notre prochaine vie sur les rivières amazoniennes.
"Le cul bordé de nouilles" 🍜
Le bateau presque terminé, on enclenche les démarches pour le départ de l'aventure !
- Trouver un camion pour transporter la balsa jusqu'à Guanay à quelques 300 km (plus proche rivière navigable pour atteindre l'Atlantique).
- Obtenir les autorisations de navigation (mieux vaut tard que jamais).
On informe les autorités de notre navigation et Fabien reçoit un soir un coup de fil de la marine bolivienne !
Tout va très vite : à 8 h le lendemain nous voilà dans les bureaux de l'armée, un peu anxieux ("Vont-ils nous autoriser à naviguer ? Pourquoi souhaitent-ils nous rencontrer ?"), dans une salle avec les plus hauts gradés de la marine bolivienne.
Ils dévoilent très vite leur intention : nous apporter un soutien logistique et stratégique "total", afin de faire rayonner l'expédition, et le patrimoine maritime bolivien. [Bientôt un article dédié pour comprendre tout le rôle de l'armada bolivienne dans cette expédition.]
À ce moment-là, on est complètement sur le cul. On se sent particulièrement chanceux : ça change tout pour l'expédition et alors qu'on s'apprêtait à se lancer dans l'inconnu le plus total, c'est très rassurant.
Nous voilà balancés de bureau en bureau, à serrer plein de mains, et établir les conditions de notre collaboration. Ministère de la Défense, QG de l'Armada, marine marchande... C'est fou !
Alors, de la paperasse. Heureusement, ça va vite, car "les ordres viennent d'en haut". En deux jours, le bateau est inspecté, immatriculé, et autorisé à naviguer sur les rivières du pays.
Départ ! 🏁
Cinq jours après cette première rencontre avec l'armada bolivienne, nous quittons le lac Titicaca, le bateau chargé sur un de leurs camions.
Entre-temps, nous n'avons pas chômé car il reste évidemment une infinité de choses à faire pour préparer le bateau. Également, Thomas (qui avait aidé un jour sur le chantier) nous rejoint en quatrième équipier. Il compte rester les quatre premiers jours de navigation jusqu'à Rurrenabaque.
Le trajet est mouvementé : de nuit, on se retrouve au pas sur des routes de terre qui n'en finissent plus. On retiendra notamment cette péripétie qui glace un peu le sang a posteriori : fuite d'un bidon d'essence de 200 l, suivie immédiatement de l'arrachage d'un câble électrique sous tension. On n'est pas passés loin de la catastrophe.
Après plusieurs heures de pause au beau milieu de nulle part, à effectuer des transferts hasardeux de gasolina, nous arrivons enfin à Guanay, sur les coups de 5 h du matin.
Le réveil du lendemain pique, mais une mission de taille nous attend : remettre à l'eau les balsas, et réassembler le bateau. On réalise notre chance lorsque quinze marineros se présentent pour décharger les coques (600 kg chacune, tout de même) à l'eau.
Nous mettrons quand même trois jours à réarmer le bateau, et quittons Guanay le 14 juillet 2025, après une cérémonie solennelle, durant laquelle nous réalisons pour la première fois que cette expédition peut avoir quelque chose de spécial.